Code Lexis-Nexis 2013, Livre 5
Acteurs et observateurs du droit des étrangers espèrent assez unanimement que l’avis de la chambre criminelle du 5 juin 2012 mettra un terme à une odyssée judiciaire suscitée par l’entrée en vigueur de la directive « retour » du 16 décembre 2008. En se conformant un mois plus tard à la position de la chambre criminelle, la première chambre civile ne laisse d'ailleurs aucune marge de manoeuvre aux pouvoirs publics (Cass. 1re civ., 5 juill. 2012, n° 11-30.371. – Cass. 1re civ., 5 juill. 2012, n° 11-30.530 et Cass. 1re civ., 5 juill. 2012, n° 11-19.250). En visant cette directive « telle qu’interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne », l’avis suggère une interprétation qui se déduit d’une lecture pointilleusemais implacable du droit européen (sur ces sources, CJUE, gde ch., 6 déc. 2011, aff. C-329/11, Achughbabian c/ Préfet du Val-de-Marne : Dr. adm. 2012, comm. 17, V. Tchen. – CJUE, 28 avr. 2011, aff. C-61/11, El Dridi : Dr. adm. 2011, comm. 62, V. Tchen). C’est ici la première vertu d’une solution radicale qui avait fait jusqu’alors défaut, plongeant le contentieux judiciaire de la rétention administrative dans un profond chaos. Il est en effet recommandé de prohiber toute garde à vue d’un étranger que l’on sait en situation irrégulière en l’absence de délit susceptible de justifier ce placement. Selon la chambre criminelle, de telles poursuites, qu’elles soient ou non diligentées, contredisent l’objectif de la directive « retour » qui contraint les autorités nationales à rechercher en priorité l’éloignement administratif des étrangers en situation irrégulière. La même directive impose de respecter une échelle graduée de mesures pour parvenir à cette fin : départ spontané dans un délai déterminé ; refus d’accorder un délai de départ volontaire ; mesures contraignantes s’il existe un risque de fuite au premier rang desquelles l’assignation à résidence ou la rétention.Dans cette logique qui interdit de promouvoir la répression pénale au rang d’outil de régulation de l’immigration, la détention d’un étranger en situation irrégulière ne saurait, par nature, que retarder l’exécution de la mesure de retour. La radicalité de la position de la chambre criminelle tranche singulièrement avec l’attentisme des pouvoirs publics qui ont, jusqu’alors, préféré se nourrir de la complexité de la jurisprudence européenne au risque d’entretenir des interprétations contentieuses contradictoires. Ce désastre judiciaire aurait pu être évité si, au lieu de préférer la voie de circulaires décernant un brevet de conformité du droit français, les ministres de la Justice et de l’Intérieur avaient suscité une réforme de la garde à vue des étrangers et du délit de séjour irrégulier.
1 – Le coeur de la question transmise à la chambre criminelle par la première chambre civile dans le cadre d’une procédure assez exceptionnelle se concentrait sur la compatibilité du délit de séjour irrégulier avec la directive « retour » (C. étrangers, art. L. 621-1). En constatant une incompatibilité de principe, les magistrats interdisent pour l’avenir toute garde à vue d’étrangers en situation irrégulière dans la mesure où, depuis la réforme du 14 avril 2011, la loi française conditionne ce placement à la commission d’un crime ou d’un délit puni d’une peine d’emprisonnement (CPP, art. 62-2). Or, précisément, les intéressés ne peuvent plus commettre de délit, sauf à faire l’objet de poursuites pénales qui s’avéreraient contraires à la directive « retour ». Le même constat est dressé pour les gardes à vue diligentées avant le 14 avril 2011 selon la procédure de flagrant délit et qui n’étaient possibles que dans le cadre d’une enquête portant sur un délit puni d’emprisonnement (CPP, art. 63 et 67). Dans ses arrêts rendus le 5 juillet 2012, la Cour de cassation reprend ce raisonnement : la directive s'oppose à une réglementation réprimant le séjour irrégulier d'une peine de prison si cet étranger est simplement non disposé à quitter le territoire volontairement alors qu'il n'a pas déjà été soumis à unemesure coercitive ou, point non soulevé par la chambre criminelle, « a déjà fait l'objetd'unplacement enrétention, mais n'a pas vu expirer la duréemaximale de cettemesure ». À l’heure où tous les commentateurs s’autocongratulent d’avoir prédit cette solution, on observera benoîtement que cette incompatibilité entre le délit de séjour irrégulier et la directive « retour » n’avait pas été formellement dressée par la Cour de justice de l’Union européenne. À deux reprises, celle-ci s’était bornée à identifier les limites de l’action pénale en droit des étrangers.
Selon la Cour, cette action ne peut êtreouverte que si les pouvoirs publics ont d’abord cherché à éloigner par la voie administrative un étranger en situation irrégulière. Si la clarté de ce principe n’a jamais été discutée au lendemain de son désormais célèbre arrêt du 28 avril 2011, il demeure que la Cour de justice n’a jamais dénoncé en tant que tel le délit de séjour irrégulier. On peut même déduire de sa deuxième décision qu’il concourt, à sa manière, à la réalisation de l’objectif général de la directive « retour ». Il a en effet été souligné que celle-ci « ne s’oppose pas à ce que le droit d’un État membre qualifie le séjour irrégulier de délit et prévoie des sanctions pénales pour dissuader et réprimer la commission d’une telle infraction aux règles nationales en matière de séjour » (CJUE, 6 déc. 2011, préc., § 28).
Dans deux circulaires des 12 mai 2011 et 13 décembre 2011 signées par les ministres de l’Intérieur et de la Justice, celles-ci ont feint de croire que le juge européen avait sauvé le dispositif français qui fait du délit de séjour irrégulier et de la garde à vue la pierre angulaire du processus administratif d’éloignement forcé. Suivant leur raisonnement, l’incrimination serait indépendante de toute décision d’éloignement, la directive « retour »ne s’opposant à des poursuites pénales que lorsqu’une mesure de départ forcé a été édictée. L’intéressé ne peut alors qu’être, tout au plus, placé en rétention administrative. Preuve de la complexité du débat, ce raisonnement n’était, à la vérité, pas entièrement erroné au sens où les étrangers en instance de départ forcé ne relèvent pas tous de la directive « retour ». C’est le cas des étrangers visés par une expulsion, une réadmission ou une interdiction du territoire français. On songe surtout aux personnes qui, après s’être opposées à l’exécution d’une procédure administrative de départ forcé ou après être revenues illégalement en France, s’exposent àdespoursuites pénales au titre de l’article L. 621-1 du Code des étrangers.
Simultanément, ce délit ne se borne pas à énoncer un champ d’application aussi restrictif en incriminant demanière indéterminée « l’étranger qui a pénétré ou séjourné en France irrégulièrement ». Intangible depuis le décret-loi « Daladier » du 2 mai 1938, la formule sedistinguepar sa généralité et n’exonère pas les étrangers simplement visés par une procédure de départ forcé pour séjour irrégulier. Pour la chambre d’accusation, cette indétermination scelle l’illégalité d’un délit de séjour irrégulier visant l’ensembledes étrangers, y compris ceuxplacés sous la protection ô combien paradoxale de la directive « retour ».
2 – Cette première conclusion ruine par déduction toute perspective de garde à vue d’un étranger relevant de ce texte dès lors qu’un tel placement est, depuis la réforme du 14 avril 2011, conditionné à l’existence d’un délit puni d’une peine de prison. Une lecture plus conciliante aurait pu être envisagée pour autoriser une garde à vue destinée à établir si un étranger peut faire l’objet de poursuites pénales ou si, relevant de la directive « retour », il doit être éloigné par la voie administrative. Cette interprétation pouvait s’alimenter des conclusions de la Cour de justice de l’Union européenne qui avait souligné que la directive ne s’opposaitpas àune « arrestationinitiale » pour s’assurerqu’un étranger séjourne ou non régulièrement (CJUE, 6 déc. 2011, préc., § 30). On pouvait déduire de ce constat que la vérification d’identité de quatre heures et la garde à vue entraient dans ce périmètre, à charge pour les pouvoirs publics d’opter, au terme de ces vérifications, pour l’action administrative ou pénale.Ce raisonnement avait été présenté par l’avocat général Claude Mathon lors de l’audience devant la chambre criminelle, le 22 mai 2012. Il observait notamment que l’article L. 621-1 du Code des étrangers, « en ce qu’il prévoit une peine d’emprisonnement, peut (...) être le support d’un placement en garde à vue (...) aussi brève que possible mais suffisante pour permettre aux autorités en charge de prendre la mesure d’éloignement de disposer d’un délai raisonnable à cette fin ».
Très favorable aux pratiques de l’Administration, cette interprétation a été écartée par la chambre d'accusation pour le motif premier que l’article 62-2 du Code de procédure pénale n’autorisela garde à vue, on l’a dit, que si l’infraction est punie d’emprisonnement. Or cette perspective ne vise qu’un nombre très limité d’étrangers contrôlés en situation irrégulière. Plus précisément, la garde à vue doit constituer « l’unique moyen » de permettre des investigations ou de garantir la mise en oeuvre de mesures destinées à faire cesser une infraction. En l’inscrivant dans une logique administrative alors qu’elle n’est qu’une mesure d’enquête pénale, les autorités la détournent de son objet. Comme l’avait relevé maître Francis Spinosi dans ses conclusions devant la chambre d’accusation, « on ne peut donc, ainsi que semble le croire le gouvernement, scinder artificiellement la mesure de garde à vue et l’infraction qu’elle a pour finalité de caractériser.
Comment retenir qu’une garde à vue est régulière quand il n’existe aucun délit qui soit susceptible de venir la justifier ? ». On insistera par ailleurs sur le fait que la Cour de justice de l’Union européenne est loin d’avoir validé sans réserve le placement en garde à vue d’un étranger pour permettre à l’autorité de clarifier sa situation administrative. Certes, sa décision du 6 décembre 2011 qui concernait la France vise bien la « garde à vue » (§ 30). Cette référence ne renvoie toutefois pas à l’architecture du droit français et, notamment, ne dit rien de la subordination de cette mesure à la commission d’un crime ou d’un délit puni d’emprisonnement. Tout auplus, la Cour concède la possibilité de mesures internes pour mettre les autorités à même d’identifier une personne contrôlée et de vérifier la régularité de son séjour.
Sur ce seul point, elle relève qu’« il serait porté atteinte à l’objectif de la directive, à savoir le retour efficace des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, s’il était impossible pour les États membres d’éviter, par une privation de liberté telle qu’une garde à vue, qu’une personne soupçonnée de séjour irrégulier s’enfuie avant même que sa situation n’ait pu être clarifiée » (ibid. § 30). Ce délai de privation de liberté doit toutefois être « bref mais raisonnable » (ibid., § 31). En droit français, le contrôle de quatre heures prévu par l’article 78-3 du Code de procédure pénale satisfait seul à cette dernière exigencemême si la chambre d’accusation ne se prononce pas sur ce point. Ce délai est réputé suffisant pour identifier une personne contrôlée sur la voie publique et s’assurer de la régularité de son séjour. Il est en revanche trop bref pour organiser le placement en rétention administrative...
On concédera à l’avis de la chambre d’accusation la très grande vertu de faire cesser le dévoiement d’une mesure de procédure pénalemise notoirement au profit d’une action administrative. Le délai de garde à vue est en effet utilisé non pour établir la réalité du délit de séjour irrégulier mais pour réaliser les formalités préalables à la rétention (constitution d’une escorte, recherche d’une place dans un centre, détermination du pays de retour, etc.). Les statistiques font foi de cette pratique. Alors que 60 000 gardes à vue sont justifiées chaque année par l’article L. 621-1 du Code des étrangers, 597 condamnations pour séjour irrégulier ont seulement été prononcées en 2010. Dans le même temps, 32 880 étrangers ont été placés en rétention administrative, pour la quasi totalité d’entre eux après avoir été préalablement gardés à vue.
3 – L’avis de la chambre d’accusation a immédiatement suscité trois réactions très contrastées des acteurs du contentieux de la rétention administrative.
La première, semble-t-il majoritaire, a conduit des juges desvlibertés et de la détention à annuler les procédures au cours desquelles les étrangers avaient été placés en garde à vue avant d’être placés en rétention administrative. Cette solution radicale n’est pas inédite. Au lendemain de l’arrêt de laCour de justice de l’Union européenne du 6 décembre 2011, plusieurs juges s’étaient déjà prononcés en ce sens (V. ainsi CA Aix-en-Provence, 8 déc. 2011, n° 11/00383 et CA Aix-en-Provence, 8 févr. 2012, n° 12/00064). Deux circulaires du 6 juillet 2012, non publiées à ce jour, des ministres de la justice et de l'intérieur confortent cette interprétation. La garde des Sceaux a ainsi invité « les officiers de police judiciaire à éviter de recourir désormais à une mesure de garde à vue du seul chef de séjour irrégulier », réservant cette mesure aux délits connexes ou détachables du délit de séjour irrégulier (violence, usage de faux, usurpation d’identité, récidive de refus d'éloignement forcé...) ». Selon cette perspective, l'étranger peut simplement être retenu sur place ou, pendant quatre heures, dans le local de police aux fins de vérification d’identité à la suite d'un contrôle d'identité diligenté dans le cadre du seul article 78-3 du Code de procédure pénale (sur l'impossibilité de contrôler un titre de séjour sur la base de l'article L. 611-1 du Code des étrangers, CJCE, 22 juin 2010, aff. C-188/10 et C-189/10, Melki, Abdel et Cass. 1re civ., 6 juin 2012, n° 10-25.233). L'intéressé peut également faire l'objet d'une audition libre sous la stricte réserve de n'avoir fait l'objet d'aucune contrainte par les forces de l'ordre (CPP, art. 73).
Dans le même temps, d’autres juges et parquets ont continué de se conformer aux instructions duministre de la Justice des 12 mai 2011 et 6 décembre 2011 qui invitaient les procureurs à faire « systématiquement » appel des décisions de libération fondées sur « l’inconventionnalité alléguée de l’article L. 621-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile au regard de la directive du 16 décembre 2008 ». Intenable depuis les circulaires du 6 juillet 2012, cette posture dérisoire a été condamnée par un communiqué du syndicat de la magistrature en date du 13 juin 2012 qui visait notamment l’attitude du procureur de la République de Paris. Le communiqué appelle à « rompre avec cette pratique détestable et renoncer à faire de la garde à vue la salle d’attente des décisions des préfets. »
Une troisième option tout aussi regrettable pourrait inciter les parquets à invoquer abusivement un délit connexe (outrage, rébellion, etc.) pour justifier le placement en garde à vue, quitte à ne pas engager de poursuites ultérieures et à préférer la voie administrative de l’éloignement forcé. Une solution médiane pourrait consister ici à justifier une garde à vue par l’article L. 624-1 du Code des étrangers. Non visé par la demande d’avis, ce délit sanctionne l’étranger qui se soustrait à l’exécution d’une mesure de départ forcé,qui revient en France sans autorisation après avoir fait l’objet d’une telle mesure ou qui ne présente pas les documents ou renseignements adéquats pour permettre son départ. La garde à vue serait ici justifiée par la nécessité de s’assurer qu’un étranger contrôlé en situation irrégulière n’entre pas dans ce champ d’incrimination qui ne nous paraît pas contraire à l’objectif de la directive « retour ». On espère toutefois qu’aucun parquet ne s’engagera dans une telle aventure qui continuerait d’utiliser une mesure de procédure pénale pour des fins purement administratives au sens où les étrangers concernés seraient, de toute évidence, placés en rétention au terme du délai de garde à vue.
Ce contexte très incertain ne devrait être que provisoire dans l'attente d'une réforme esquissée par la circulaire du ministre de l'Intérieur du 6 juillet 2012 qui promet, dès l'automne 2012, de « nouvelles règles, prenant en compte les impératifs constitutionnels et européens (pour) garantir un équilibre indispensable entre le respect des libertés individuelles et les exigences de maîtrise des flux migratoires. Ce nouveau cadre législatif spécialement dédié à la situation des étrangers contrôlés ensituationvirrégulière sur la voie publique et déconnecté de toute perspective de poursuites pénales. Limitée dans le temps, la nature de cette mesure pourrait toutefois poser problème. Comment, en effet, justifier ne mesure pénale qui n’aurait pour autre finalité que d’organiser le placement en rétention ? Dans ce contexte, une mesure administrative privative de liberté et préparatoire à la rétention soulèverait un problème de constitutionnalité. En l’état du droit, le préfet peut placer un étranger en rétention pour une durée initiale de cinq jours (C. étrangers, art. L. 551-1). Ce délai a été jugé conforme à l’article 66 de la Constitution (Cons. const., déc. 9 juin 2011, n° 2011-631 DC, consid. 62 : JO 17 juin 2011, p. 10306). On doute que le Conseil constitutionnel s’accommode d’une durée supérieure de privation de liberté diligentée par une autorité administrative, sauf à limiter dans le temps la durée de placement initial en rétention.Cette perspective remettrait de facto en cause les bénéfices allégués de la réforme du 16 juin 2011 qui devait permettre au juge administratif de se prononcer sur la légalité de la procédure de départ forcé avant que le juge judiciaire soit saisi de la demande de prolongation en rétention.
Le législateur pourrait se saisir également du délit de séjour irrégulier. Jugé « nécessaire » et « proportionné » par un Conseil constitutionnel qui avait refusé de s’inviter dans le débat et d’engager un dialogue des juges (Cons. const. déc. 3 févr. 2012, n° 2011-217 QPC, Mohammed Alki B. : Dr. adm. 2012, comm. 38, V. Tchen), le délit se caractérise, on l’a souligné, par son imprécision. Sa suppression pourrait toutefois ne pas être décidée.Commecela a été noté, il est, d’une certaine manière, « utile » à l’objectif de la directive « retour ». Par ailleurs, des poursuites peuvent être engagées, sous certaines limites, à l’encontre d’un étranger sans contrevenir au droit européen. Le délit devrait donc être simplement reformulé pour limiter son champd’applicationaux casde récidive.Cetteperspective est loin d’être inédite. Dans le passé, plusieurs instructions ministérielles se sont prononcées dans ce sens, reléguant ce délit au rang de moyen détestable de pression et d’alibi de la garde à vue.